« Where do you want to go? » nous demande le vendeur de billets du port.
Je ne savais pas qu’on avait un choix.
« Port Klang or Perak? » précise-t-il en voyant notre air crédule.
C’est où ça Perak?
« Oh, it’s near Thailand ».
On sort la carte de notre guide qui manque clairement de précision. Il ne semble pas savoir exactement où se situe Perak. On lui demande si c’est près de Penang, notre ultime destination.
« Yes yes, Pinang, very near. You should go to Perak. Same price. »
Yan et moi nous nous regardons. Pourquoi pas? Bon d’accord, partons pour Perak. Peu importe où ça se trouve! L’important, c’est qu’on sorte de l’Indonésie... Après avoir marchandé férocement pour avoir un prix raisonnable, nous nous embarquons sur le traversier. Nos pauvres vélos n’ont d’autre choix que de prendre la place à la proue du bateau, là où ils seront évidemment à la merci des vagues du détroit de Malacca. Une longue traversée de 6 heures où nous nous inquiétons de perdre nos vélos à la mer à cause de la forte houle.
À l’intérieur de l’habitacle du traversier, on demande à quelques personnes où se situe Perak sur notre carte. Les uns nous pointent l’intérieur des terres, les autres, la côte opposée de la péninsule malaisienne. Personne ne semble savoir où l’on va. C’est à peine si les passagers comprennent ce qu’est une carte. Bravo pour les cours de géographie!
La situation prend des allures de plus en plus étranges... Mais dans quoi nous sommes-nous embarqués?
Marché aux fruits de Berastagi.
Ce traversier bouclait notre aventure à Sumatra. Après avoir quitté le lac Toba deux semaines auparavant, nous avons pédalé jusqu'à Berastagi, où nous sommes allés voir le volcan Sibayak. À 1500m d’altitude, Berastagi constituait notre dernier asile de fraîcheur avant notre descente vers la chaleur et l’humidité des plaines entourant Medan. Mais avant de nous rendre dans la métropole de l’île, nous avons décidé de faire un détour par Bukit Lawang afin de rendre visite à nos semblables, les orangs-outans! Une centaine de kilomètres (et beaucoup de trafic!) plus tard, noud arrivons littéralement au bout de la route et c’est là, sur les abords de la rivière Bohorok que se trouve Bukit Lawang et son célèbre parc Gunung Leuser abritant les orangs-outans.
En nous installant à l’une des nombreuses guesthouses du village, nous réalisons que nous venons d’arriver à une usine à touristes. En fait, le village semble uniquement vivre du tourisme alors que les touristes, en ce milieu de semaine, ne sont pas au rendez-vous. Nous avions l’intention d’aller faire un trek dans la jungle afin d’observer les orangs-outans, mais le prix demandé par les agences nous apparaît exagéré. Le plan B est donc d’aller au centre de réhabilitation qui a été mis sur pied par des Suisses dans les années 70. On apprend ensuite que l’endroit n’est plus techniquement un centre de réhabilitation depuis longtemps, mais qu’on peut néanmoins accompagner les guides du parc qui nourrissent quelques individus deux fois par jour. De cette façon, l’argent dépensé irait directement au parc et non aux agences de trek.
C’est l’heure du lunch!
Nous sommes bien contents d’avoir procédé de cette façon! Non seulement nous avons pu voir trois individus se nourrir à quelques mètres de nous, mais nous avons eu l’occasion de parler longuement avec un guide du parc qui nous explique les techniques de réintroduction de l’espèce. Les orangs-outans de Sumatra sont en danger d’extinction et les forêts dans lesquelles ils peuvent vivre rétrécissent dangereusement. Il ne reste que 6000 individus à Sumatra et ce, dans des forêts de plus en plus décimées par les plantations de palme. Cet arbre est à la base de l’huile de palme, qui se retrouve dans la majorité des produits transformés que nous trouvons sur les tablettes de nos épiceries. Comme quoi nos actions peuvent avoir des répercussions à des milliers de kilomètres de chez nous...
C’était fabuleux de voir ces primates à l’œuvre, tenir les bananes avec leurs pieds pendant qu’ils les épluchent, sauter d’un arbre à l’autre en se balançant sur les lianes. Leur faciès est assez semblable à ce que nos ancêtres devaient ressembler. Mais le plus impressionnant, ce sont ces longs poils roux qu’ils ont partout sur le corps! Vraiment unique! Nous sommes bien chanceux d’avoir pu voir une mère avec son bébé et ce, de la façon que nous considérons la plus responsable. Les individus nourris par le parc sont les derniers du programme de réhabilitation qui vise à rendre ces primates domestiques en animaux sauvages. Les autres orangs-outans vivant dans la forêt sont tous sauvages. Mais malheureusement, nous dit notre guide, un trop grand nombre de compagnies de trek décident tout de même de nourrir les primates pour attirer les bons commentaires de leurs clients. Ainsi, certains individus sont devenus agressifs envers les humains et leur volent leur nourriture. Le contact répété avec les humains, non seulement met en danger les orangs-outans qui peuvent contracter des maladies humaines, mais aussi nuit grandement au travail de ceux qui veulent voir les primates vivre en toute liberté dans leur milieu sauvage. Mais quand le tourisme s’en mêle, difficile de revenir en arrière...
136e photo du jour, on commence à avoir mal au sourire, ils aiment les photos les Indonésiens.
Nous nous dirigeons ensuite vers Medan, où la famille de Niza nous accueille gentiment. Lors de notre séjour chez eux, nous visitons quelques monuments historiques et surtout, plusieurs institutions culinaires! Martabak (un délice!), nasi goreng, kway teow, dimsum, et j’en passe! Malgré de petits problèmes digestifs, on se fait nourrir à profusion! C’est infiniment intéressant de rester dans une famille musulmane moderne et de mettre en perspective les idées préconçues qu’on y rattache. Bon en trois jours, on ne peut pas espérer tout comprendre de la culture, mais à force de discuter et d’observer, on comprend à quel point notre vision du monde musulman est erronée. Ou du moins, qu’elle manque franchement de nuances.
C’est chez Niza que nous avons fait envoyer mon nouveau passeport et le grand soulagement de l’avoir entre mes mains fait vite place à la surprise : j’ai changé de nom. Ça doit être une farce. Certainement, quelqu’un à Passeports Canada en est à sa première journée de travail, car on dirait une faute de débutant. Le nom écrit sur mon certificat de naissance a été écrit dans son intégralité dans mon nouveau passeport. Vous savez, le document sur lequel on a environ 8 noms? Vous pouvez donc maintenant m’appeler Ariane Marie Jolène Ste-Marie. Oui oui, vous avez bien lu. Je dois maintenant écrire cela partout où je passe... Misère.
Le maître des Roti Canai, déjeuner indien par excellence. On adore!
Je présume que je vais m’y faire. Ma nouvelle moi et Yanick quittons donc Medan. Le passeport étant arrivé plus tôt que prévu, on décide d’accélérer un peu les choses et de traverser en Malaisie. Nous pédalons pendant deux jours dans un trafic infernal à raison de 100km par jour afin de quitter le plus rapidement possible cet enfer pour cycliste. On prend une chance en allant à Tanjung Balai plutôt que de continuer encore 300km jusqu'à Dumai. On ne peut juste plus continuer sur cette route, c’est du suicide.
Retour au traversier, donc, où nous voguons littéralement vers l’inconnu. On arrive dans un port perdu au milieu de nulle part. Je ne crois pas que beaucoup de touristes aient déjà emprunté cet itinéraire puisqu’on n’en parle nulle part sur internet. Tant mieux, on a droit à un traitement de faveur! Nous passons devant tout le monde à la douane, on nous étampe un visa de trois mois sans se faire questionner et en prime, le douanier en chef nous dessine une carte pour se rendre à l’hôtel le plus proche. Et tout ça, en anglais à part de ça! L’Indonésie et ses nombreux défis sont réellement derrière nous maintenant. Et Perak, pour votre information, ce n’est pas une ville, c’est une province! Et ce n’est pas exactement à côté de la Thaïlande!
Maintenant bien loin de l’Indonésie!
Nous n’en croyons pas nos yeux. Les rues sont larges, presque désertes. Il y a même un accotement! La petite heure passée à rouler au crépuscule nous semble si étrange, seuls au milieu de cette belle route. Autre chose qui nous saute aux yeux à notre arrivée : des gens sont dehors sur une terrasse et prennent une bière. Cela pour un Québécois semble plus que normal, mais depuis que nous avons quitté le Népal, nous n’avons pas vu personne boire aussi librement! Il faut dire que la Malaisie est un pays assez particulier. Historiquement, le côté ouest de sa péninsule a été (et reste encore) un haut-lieu du commerce maritime. Le détroit de Malacca est navigué depuis plus d’un millénaire et constitue un lien commercial primordial entre plusieurs pays d’Asie. La Malaisie, ancienne colonie portugaise, hollandaise et anglaise, est un vrai « melting pot » de cultures, car elle accueille depuis des siècles des marchands chinois, des bâtisseurs indiens, des colonisateurs européens, etc. Bien que culture à part entière, on sent en Malaisie l’impact que les diasporas de différents horizons ont laissé ici.
Bel oiseau dans la famille des Calaos aperçu sur l’île Pangkor.
Cela fait du bien de découvrir un nouveau pays, mais nous savions d’avance que la Malaisie ne constituait pas le paradis du cyclotouriste. On va peut-être paraître chialeux, mais la variété visuelle en Malaisie n’est pas énorme. On réalise vite en pédalant qu’un seul paysage domine le pays : les plantations de palme. Et même les petites routes sur nos cartes nous semblent énormes en réalité. Contrairement à tous les autres pays où l’on a pédalé jusqu'à présent, il y a beaucoup de voitures en Malaisie. Et elles roulent vite. Je comprends, leurs routes sont belles! Et plates, de surcroît! On se retranche donc à note petit accotement et on pédale en espérant pratiquement un peu de dénivelé... La modernisation du pays à un coût, et celui-ci nous entoure alors que nous pédalons. Comme chez nous, on retrouve en Malaisie des grands centres urbains, des centres commerciaux énormes et toutes les autres commodités de la vie urbaine. Les gens sont ouverts, éduqués, modernes. Nous ne sommes plus le centre d’attention et cela est apaisant de se fondre un peu dans la masse. Mais se fondre dans les forêts, on ne peut pas, car elles ont presque complètement disparu du paysage. La Malaisie est un pays qui détient un des plus haut taux de déforestation au monde et comme il est relativement petit, c’est frappant.
On pédale donc (un peu) et on mange (beaucoup) dans ce pays où les cultures se mêlent et s’entrechoquent. Ici, on dirait que chacun a déménagé avec le meilleur de sa cuisine et y manger est un délice perpétuel. À Georgetown sur l’île de Penang, où nous sommes présentement, une ambiance toute particulière règne. Des bâtiments de l’ère colonialiste côtoient des temples bouddhistes alors qu’on entend les chants de Bollywood à l’arrière-plan... C’est le charme architectural de l’Europe, mais en Asie. C’est une fusion tout à fait unique. Pour manger à petit prix, il suffit de se rendre dans un « hakwer center », endroit en plein-air où s’alignent plusieurs kiosques qui vendent chacun quelques spécialités. Et pas besoin de vous dire qu’on s’y lèche les doigts!
Un kiosque de nourriture parmi tant d’autres! La version malaise de la fondue.
Ce pays pour nous restera une sorte de pause dans laquelle la modernité et le confort nous rappellent la maison. C’est un pays qui nous apparaît incroyable à visiter, mais plus ou moins intéressant au niveau du cyclotourisme. Nous prendrons donc un bus jusqu'à Kuala Lumpur afin de faire ce qu’on s’était juré de ne pas faire avant le retour : prendre un avion! Ben non, on ne revient pas au Québec! Nous avons décidé de changer les plans pour une énième fois afin d’aller pédaler dans un pays qu’on avait injustement mis de côté : le Myanmar. Ou la Birmanie, c’est selon. Ces noms évoquent des endroits encore si mystérieux que nous n’avons pas pu résister à l’envie d’y aller. La Malaisie et le confort c’est bien, mais le Myanmar et l’aventure, c’est mieux! À l’aube des élections qui auront lieu en novembre, peut-être pédalerons-nous dans ce qui deviendra sous peu un pays réellement démocratique. Le Myanmar représente des défis de taille : un retour du chaos à l’indienne, une junte militaire puissante et omniprésente, une obligation de rester dans les endroits désignés pas l’armée. Mais nous attend un peuple qui, selon plusieurs est l’un des plus souriants, généreux et accueillants du monde. On vous en reparle bientôt, assurément...
Notre trajet en Indonésie et en Malaisie. Maintenant rendus à 5500km!