La route est une rivière. Devant nous, une eau brunâtre a inondé le chemin et son débit est si puissant qu’on risquerait de tomber en essayant de la traverser. Un militaire sur une pelle mécanique s’affaire à déplacer les roches qui obstruent le chemin, mais cela ne fait qu’augmenter le courant de la rivière. Les camions qui osent passer ont de l’eau jusqu'au-dessus de leurs roues. Je troquerais bien mon vélo pour un canot, présentement...
Une rivière inonde la route.
Yan essaie de traverser le courant avec son vélo dépouillé de bagages, mais il se ravise vite en constatant la force du courant. Pas le choix, il faudra demander l’aide d’un camionneur pour traverser cet obstacle inattendu. Il faut dire que nos pieds sont déjà mouillés des nombreuses flaques et ruisseaux que nous avons dû traverser à gué depuis la matinée. Et dire qu’on se réjouissait tant de cette descente de fin de journée. L’Himalaya nous réserve encore de belles surprises.
On trouve rapidement un camionneur pour nous faire traverser et on est bien contents d’avoir opté pour cette alternative : la rivière a littéralement englouti la route sur plus de 300 mètres. On cogne à la fenêtre pour signaler au chauffeur qu’il peut maintenant nous faire descendre et il nous fait alors comprendre que quelques kilomètres plus loin, une autre rivière a fait des ravages. On décide de rester dans le camion et effectivement, dans le creux d’un virage, on aperçoit une véritable chute déverser des trombes d’eau sur l’asphalte et ensuite terminer sa course dans la falaise qui mène à la rivière Bagha. On remercie chaleureusement notre chauffeur et nous nous remettons en selle afin de continuer notre descente de la vallée de Lahaul.
Descente dans la vallée de Lahaul.
C’est le genre d’aventure qui peut arriver sur la route qui relie Leh à Manali. Près de 500km de route en haute altitude avec comme point culminant le col Tanglangla à 5329m d’altitude. Pour vous donner une idée, le camp de base de l’Everest ne se situe qu’environ 50m plus haut. C’est une « autoroute » qui, seulement ouverte quatre mois par année, réserve bien des surprises à tous ceux qui osent l’emprunter. On nous a conté bien des histoires sur cette route mythique et tous les cyclistes rencontrés préalablement l’avaient fait allégée, avec une équipe de support, sur des vélos de montagne de l’année... Alors disons qu’avec notre barda de plus de 100 livres, on avalait de travers en pensant à cette route.
Évidemment, tous ces doutes et ces appréhensions étaient vains. Malgré la difficulté accrue du parcours, on ne peut que s’extasier devant la beauté surréelle du paysage qui l’entoure. De Leh jusqu'à Manali, nous avons pédalé pendant neuf jours et avons rencontré dans cette période de temps plus de cyclistes que dans nos trois autres mois de vélo combinés en Inde. Mais des cyclistes qui, comme nous, avaient des bagages, on les compte sur les doigts d’une main.
Paysage surréel en montant vers Rumtse.
De Leh, la route monte graduellement pendant deux jours, d’abord près de l’Indus, puis dans une vallée étroite au paysage géologique incroyable. Autour de nous, de hautes falaises semblent avoir été coupées au couteau et arborent une couleur violacée. Moi qui pensais trouver ce désert de roche monotone, je suis émerveillée à chaque détour par sa diversité. Puis, de Rumtse débute notre premier gros défi, la montée du Tanglangla, plus haut col de notre route. Une montée de plus de 1000m d’altitude qui s’échelonne sur 30 km. Oui, oui, une côte qui dure 30 km. Il faut dire qu’on est tombé sur la journée parfaite, avec un ciel parsemé de cumulus et une route avec de l’asphalte quasi parfaite. La montée a tout de même duré six heures et l’altitude nous montant à la tête, c’est une drôle d’euphorie qui s’est emparée de nous au sommet. La descente qui a suivi a été plus éprouvante, avec ses 20km de route de pierres, mais c’est tout de même fiers de nous que nous avons atteint Debring, où nous avons monté notre simple campement de toile.
En montant le Tanglangla, on se croirait dans une peinture...
C’est le lendemain matin que les effets de l’altitude frappent. Ayant dormi à environ 4700m d’altitude, je me réveille avec une sensation générale de mal-être. Mal à la tête, difficulté à respirer, problèmes de digestion. Mais la journée qui nous attend est une récompense, 40km dans les plaines « More » qui, comme leur nom l’indique, constituent une pause méritée de grimper. Mon mal d’altitude s’estompe en roulant sur ces vallons fabuleux et nous profitons de notre arrivée en début d’après-midi pour relaxer près de Pang, village de tentes estivales.
Ensuite, on s’attaque au Lachungla. 20km de montée sur une route défoncée, de terre et de pierres. On l’a pas trouvé facile celui-là. Et après une courte descente, il faut remonter son voisin, le Nakila. Même l’ultime descente est éreintante, les « Gata Loops » étant assez escarpées et étroites, faisant qu’on doive constamment se garer sur le côté de la route pour laisser passer des caravanes de camions lourds remontant le col. Au final, on trouve un endroit enchanteur où poser la tente au pied du col et on peut oublier notre dure journée de 10h de vélo dans notre plat de pâtes aux tomates...
On commence notre montée du Lachungla dans un magnifique canyon.
Les longues journées ardues s’enchaînent mais ne se ressemblent pas. Notre accueil dans la province de l’Himachal Pradesh après le village de Sarchu est décoiffant. Un féroce vent de face nous cloue sur place. Nous remontons une vallée vers le col Baralachala et avançons à pas de tortue. Devant nous, les nuages gris s’agglutinent et avec ce vent, j’ai l’impression de dépenser deux fois trop d’énergie, simplement pour ne pas reculer. On ne fait qu’une dizaine de bornes dans ce chaos et décidons de monter le campement avant que la vallée ne devienne trop étroite et escarpée. Il ne fait pas chaud et on trouve vite refuge dans notre tente. Cette nuit-là, on a des voisins : deux bergers avec leur troupeau d’au moins cent chèvres et leurs chiens. On trouve d’abord cela assez cocasse mais on rit moins le lendemain matin alors que tout ce beau monde nous a empêchés de dormir toute la nuit. Qu’à cela ne tienne, on doit tout de même monter le Baralachala aujourd'hui!
On se réveille au fil des kilomètres initiaux, assez cléments par leur dénivelé acceptable. Puis, au moment où on voit la borne qui indique qu’il nous reste 200km avant Manali, la vallée se découvre et on aperçoit une large rivière ainsi qu’au loin, au milieu de l’immensité blanche, ce qui semble être le sommet du col. Au petit village où on s’arrête pour prendre le thé et réparer la crevaison d’un jeune homme (que fait-il au milieu de ces montagnes avec un vélo?) on nous dit qu’il ne reste qu’environ six kilomètres avant le col! Youpi!
Plus que 200km avant Manali! On a une belle vue!
Mais quels six kilomètres! Je pars devant alors que Yan s’occupe de la crevaison. Je me retrouve rapidement les pieds froids et mouillés, à pousser mon vélo à travers les cailloux et les rivières. Le soleil ardent réchauffe nos pieds mais également la neige des montagnes qui, en fondant, crée toutes ces rivières improvisées que nous devons traverser. Et c’est à pic, ce col! Le sommet semble si près, mais en même temps si distant. Yan me rejoint au moment où je bavarde avec un jeune cycliste Allemand qui a autant de bagages que nous et qui va en sens inverse. On s’informe mutuellement de l’état des routes et on reprend chacun notre chemin. Le nôtre ne s’améliore guère mais coup de pédale après coup de pédale, on se rend finalement au sommet de notre quatrième col en haute altitude! On redescend sur une route presque parfaite qui nous fait pestiférer sur celle que nous venons de monter, et après notre petit tour de camion, nous arrêtons près de Jispa sur un autre site grandiose. Bien que nous pourrions arrêter dans des villages où il y a des tentes permanentes pour dormir, nous préférons de loin le confort et l’intimité de notre tente. Et la nature environnante est tellement spectaculaire qu’on ne voudrait pas manquer ce spectacle naturel pour rien au monde.
On monte le campement au coucher du soleil. On commence à être sales...
« Il faut que je revienne ici un jour avec mon père » s’extasie Yanick alors que nous continuons de descendre la merveilleuse vallée de Lahaul. À flanc de falaise, la route zigzague à travers villages et arêtes sinueuses. De l’autre côté de la vallée se succèdent des crêtes abruptes et des vallées d’écoulement qui proviennent directement de glaciers en amont. Ils semblent si près qu’on pourrait y toucher... Après toute cette rocaille, on est enivrés par la senteur des arbres et des fleurs. Mais notre plaisir ne dure que le temps d’un avant-midi, parce qu’au moment où nous bifurquons dans la vallée de la rivière Chandra, ça se gâte. La route, en pleine réparation n’est que cailloux et sable épais. On s’enlise, on pousse, on pédale avec ardeur. Un vent de face impardonnable nous souffle du sable en pleine figure, sans oublier les véhicules qui passent qui en rajoutent une couche! En lavant mes vêtements quelques jours plus tard, c’est comme s’ils recrachaient tout le sable ingurgité lors de cet après-midi (oui, même les bobettes!)
Paysage époustouflant dans la vallée de Lahaul.
On pédale plus de 40km dans ce vent décourageant et on monte plus qu’on ne le croyait. Et évidemment, on n’échappe plus à ces rivières qui lacèrent la route en deux et qui nous obligent à se tremper les pieds quelques secondes. La vallée est encore magnifique mais avec ce vent qui m’enrage à chaque coup de pédale, je laisse de côté la caméra. La rencontre impromptue et sympathique d’un autre couple de cyclistes québécois nous revigore et nous donne l’énergie nécessaire pour nous rendre au village désiré, à seulement 70km de Manali.. Une autre journée où nous terminons après 18h, mais où nous avons avancé de 70km.
Un seul obstacle de taille nous sépare de la salvation : le Rohtang. Mon pire cauchemar. Tout le monde nous dit qu’on est du mauvais bord et que la route de ce côté est dans un état pitoyable. Ils avaient tous raison. Bien que nous soyons redescendus au-dessous du 4000m et que le souffle soit de nouveau fluide, cela ne rend pas le col facile pour autant. À plusieurs endroits, la route laisse place à des cailloux de la grosseur d’un pamplemousse sur lesquelles les roues ont de la difficulté à progresser. Ma roue avant bute souvent sur un caillou démesurément gros qui me force à arrêter. Et que dire de ces virages qui ont une fâcheuse tendance à être ridiculement abruptes? Vous ai-je parlé du vent aussi, qui, soufflant du haut de la montagne, compromettait encore davantage ma lente ascension? Bref, un dernier défi de taille que ce Rohtang...
Près du Rohtang, on entre dans un nuage.
Près du col, on entre littéralement dans un nuage, mais je sais que même le vent violent ne m’empêchera pas d’atteindre le sommet. Aller, un dernier petit effort! J’ai les larmes aux yeux en voyant la foule d’Indiens qui sont venus jouer dans la neige. Je sais que je ne suis pas loin. Puis, je vois Yan au loin qui brandit les bras dans les airs. Quel bonheur que de se retrouver au sommet, dans les bras de mon amoureux, après tous ces efforts! On rit d’observer tous ces Indiens en « one-piece » des années 80 qui voient de la neige pour la première fois de leur vie.
« C’est fini maintenant » me dit-il, car les 50km qui nous séparent de Manali ne sont qu’une longue descente.
« Ce n’est pas fini tant que je ne suis pas dans ma douche », je lui réponds, héritage de mes études en plein air qui fait en sorte que j’essaie de ne pas trop m’enthousiasmer avant la fin, même si elle est proche.
Au sommet du Rohtang, je fais un doigt d’honneur au col les dents pleines de chocolat!
C’est à mon tour d’avoir raison. En descendant, Yan fait deux crevaisons coup sur coup, ce qui nous fait arrêter et impatienter Yanick! Puis, on descend ensuite de notre nuage dans une forêt spectaculaire. Mais 15km avant d’arriver à Manali, une pluie torrentielle s’abat sur nous. Nous pédalons néanmoins ce qui reste, grisés par la descente et un immense sentiment de réussite. Arrivés à Manali, lorsqu’on demande, ou est la vieille ville? On nous pointe une route qui monte de façon très abrupte. Mais enivrés par l’arrivée, et peut-être à cause des globules rouges accumulés en altitude, rien ne peut nous arrêter. Je monte avec une force que je ne me connaissais pas les trois kilomètres du mur qui nous sépare de « Old Manali ». Je viens de pédaler la plus haute route du monde, ce n’est pas cette dernière côte et la petite pluie de la mousson qui vont m’arrêter certain!