« N’allez pas sur la côte, le trafic y est infernal et il n’y a rien à voir! » nous dit Rao lorsqu’on lui expose notre plan pour la suite. Il est difficile d’imaginer que nous puissions avoir une route pire que ce que nous venons de traverser. Depuis que nous avons quitté les charmes de Goa et franchi la frontière du Karnataka, nous ne faisons que rouler sur une route à voie unique, véritable autoroute de marchandises en processus d’élargissement sur plusieurs tronçons. Bref, nous évoluons sur plus de 300 km sur un énorme chantier de construction désagréable, dangereux et bruyant. Ça nous apprendra à prendre au sérieux les articles qu’on voit sur internet et qui vantait la route entre Goa et Mangalore en termes élogieux... Bullshit. Nous sommes donc quelque peu découragés et fatigués en arrivant à Mangalore, mais puisque nous avons trouvé sur le site Warmshowers (un site qui met en relation les cyclotouristes et hôtes locaux partout au monde) une famille prête à nous héberger pour deux nuits, c’est comme une lueur d’espoir que nous voyons surgir au bout de cette étape désagréable et qui chamboulera l’ensemble de notre itinéraire pour le reste de notre séjour en Inde.
Nous quittons les belles plages de Goa...
Il y a de ces rencontres qui ont le pouvoir de radicalement changer notre manière de percevoir une culture. Cette rencontre est notre première incursion dans ce qu’est la vie familiale indienne et une fenêtre ouverte qui nous permet de mettre en perspective nos impressions de l’Inde et de sa culture si difficilement compréhensible. Il faut dire qu’on n’aurait pas pu mieux tomber. Rao, sa femme et leurs deux jumelles de 17 ans font partie des « brahmans », anciennement la plus haute caste indienne. Même si Gandhi a aboli le système de castes il y plusieurs décennies, la culture indienne reste teintée de cette hiérarchie et de ces convenances. Mais ce n’est pas parce qu’on est brahme qu’on est nécessairement riche, cette position voulant plutôt être un symbole de pureté. Ainsi, notre famille hôte est éduquée, pieuse, végétarienne et ne consomme pas d’alcool. Et évidemment, ils ne se marient qu’à l’intérieur de leur communauté.
Les nombreuses discussions avec Rao et interactions avec la famille nous font comprendre l’essence même de la culture indienne : la famille. Pour le meilleur comme pour le pire, les individus d’une famille forment une entité à part entière, comme un seul être mouvant à la même cadence. Bien que certains principes de cette unité nous fassent quelque peu grincer des dents, il s’en dégage néanmoins une forme de beauté complexe à expliquer. La société indienne est encore très patriarcale et le père de famille est à la fois le pourvoyeur et le décideur de la famille. Son rôle est par contre toujours axé vers le bien-être de sa famille et dans ce système, le désir personnel trouve bien peu de place. Ainsi, lorsqu’on invite Rao et sa famille à venir nous voir au Canada, il nous répond candidement que ce ne sera pas avant dix ans, car il doit avant tout s’assurer que ses filles entrent à l’université, qu’elles se trouvent un emploi...et un mari!
Rao, notre hôte, pédalera avec nous pendant quelques kilomètres en sortant de Mangalore.
Mais ce que nous retenons le plus de notre visite, c’est l’incroyable bienveillance et générosité dont cette famille nous a fait part. Ils nous ont logés et nourris gratuitement (et quelle cuisine délicieuse!), fait visiter la ville et surtout, amené à une fabrique de crème glacée, un endroit à faire pâlir « Chocolats favoris »! Plus sérieusement, Rao a été une véritable bible d’informations sur les routes de l’Inde et un livre ouvert qui répondait à toutes nos questions, aussi inusitées soient-elles! En tant que féru de vélo, il nous a déconseillé de continuer notre trajet sur la côte, car nous dit-il, c’est pire pour se rendre à Kochi. Ne voulant à tout prix répéter l’expérience vécue pour se rendre jusqu’ici, nous décidons de bifurquer vers l’est, par la chaîne de montagnes des Western Ghats. Bon, on double le kilométrage pour se rendre à Kochi, en plus de passer par des cols de plus de 2000m d’altitude, mais qui dit altitude, dit fraîcheur et c’est justement ce qui nous manque ces jours-ci...
Le premier objectif conseillé par Rao est Madikeri qui, nous l’ignorons, est située à plus de 1000m d’altitude et est donc une ville balnéaire très prisée des Indiens pendant les chauds mois de vacances. Nous montons donc très modérément pendant une journée et puis, la seconde, nous sommes surpris un peu plus de 20 kilomètres avant d’arriver à Madikeri par une route qui nivelle vers le haut de manière assez soutenue. Après quelques kilomètres, je lance à Yanick, entre deux respirations haletantes : « ça va sûrement monter de même jusqu’à Madikeri », espérant au fond de moi me tromper... Comme vous vous en doutez, je ne m’étais guère trompée et nous avons donc hissé nos vélos, bagages et personnes jusqu’à cette ville, processus qui a engendré plusieurs heures d’efforts soutenus et humides. Comme on ne s’attendait pas à une montée si corsée si vite, la surprise a été complète lorsque nous avons réalisé que nous venions de faire un bond de 1000m en altitude.
En partant de Madikeri, nous suivons une route idyllique.
Cette montée n’a fait que jeter les dés des jours à suivre et après une nuit fraîche où on a enfin mis une couverture, nous avons quitté la ville, les jambes un peu en compote. La route que nous empruntons en partant de Madikeri est un véritable joyau. Pendant plusieurs dizaines de kilomètres, nous longeons diverses plantations de café et de thé. Et qui plus est, nous descendons bien tranquillement, ce dont nos jambes sont bien reconnaissantes. Mais après une trop longue descente, c’est comme si nos jambes avaient figé et nous pédalons bien péniblement à travers ce paysage pourtant si revitalisant. Nous avons dans l’idée de nous arrêter dans l’une des plantations ou « homestay » qui jonchent la route afin de demander d’utiliser un bout de terrain pour camper. Nous sommes quand même entourés d’une abondante forêt mais apparemment, les éléphants s’y déplacent la nuit et il n’est pas avisé de camper n’importe où. Mais après les réponses reçues par les gens, on a bien envie de seulement mettre la tente en plein milieu du bois tant nous sommes déçus. En nous voyant arriver (il n’y a pas beaucoup d’étrangers dans les environs) tous espèrent nous soutirer le plus d’argent possible et nous demandent une somme supérieure à ce que nous payons pour une chambre d’hôtel, uniquement pour camper! C’est franchement frustrant et après avoir été si bien accueillis par Rao, nous sommes plus que découragés par l’attitude des personnes interpellées. On avait si hâte de finalement camper, mais ces nombreuses tentatives nous découragent et nous pédalons donc davantage pour arriver à un endroit où on trouvera un hôtel.
On arrive au Tamil Nadu!
Le lendemain, nous franchissons la frontière du Kerala et à partir de ce moment, nous zigzaguerons entre cette province et celle du Tamil Nadu. En trois jours, nous sommes dans trois provinces différentes, avec trois langues et écritures différentes. Comme quoi l’Inde n’est somme toute qu’un pays composé de plusieurs petits pays tous différents et uniques. Le prochain objectif étant la ville de Ooty, située à 2200m d’altitude, « reine des collines » comme se targuent les publicités, on doit inévitablement remonter afin de profiter de sa fraîcheur. En chemin, nous sommes éblouis par la beauté et l’esthétisme de ces innombrables plantations de thé qui couvrent les collines de leur verdure si particulière. Nous avons même l’occasion de s’y promener un peu lorsqu’un gentil monsieur nous invite à « visiter » la plantation qu’il supervise lors de la récolte, qui survient environ à tous les 20 jours. Lors de ces récoltes, seulement les trois feuilles du haut de l’arbuste qui m’arrivent environ à la taille, sont coupées et mises dans de gros sacs pour être transformées. C’est assez intéressant de voir la première étape de produits que nous consommons au quotidien et de constater tout le travail à faire avant qu’il arrive sur nos étagères. Cela remet en perspective une attitude de consommateur...
Dans les plantations de thé...
Arrivés à Gudalur, il ne reste que 50 kilomètres avant Ooty. Mais attention, il faut monter plus de 1600m pour y arriver. C’est une journée particulièrement difficile. La montée, lente, trop lente, est décourageante. Nous n’avançons guère plus vite qu’à cinq ou six km/h et les bornes kilométriques passent trop lentement devant nos yeux. À 20 km de Ooty, nous pensons avoir atteint le sommet et que le reste sera plat, voire descendant. Mais c’est comme si la montée était éternelle et nous nous accrochons malgré notre fatigue grandissante. Ooty est une destination touristique importante en ce temps des vacances et c’est par milliers que les véhicules nous dépassent. Vers 11h, leur nombre ne cesse d’augmenter, ce qui rend notre ascension encore plus difficile. Il faut dire que leurs passagers ne sont pas toujours gentils et courtois à notre égard. Bien que la plupart des gens ne se contentent que de nous dire (ou crier) bonjour et de nous encourager, d’autres nous prennent littéralement pour des animaux de zoo. On s’imagine ce qu’ils se disent dans leur voiture à l’air climatisé : « Hey Santosh, regarde les deux blancs qui montent en vélo. J’en ai jamais vu avec un chapeau comme ça! Je vais les filmer et les prendre en photo pour que mes amis Facebook voient à quel point ma vie est excitante! » On ne peut pas les blâmer, les réseaux sociaux faisant aussi partie de notre vie quotidienne, mais parfois, ils manquent seulement un peu de délicatesse dans la façon dont ils nous abordent (ou nous filment à notre insu).
En montant vers Ooty, on pédale à travers les eucalyptus.
Nous arrivons finalement à Ooty huit heures plus tard, exténués et perdus dans le capharnaüm de cette ville de plus de 100 000 habitants. Heureusement, nous trouvons une chambre au YWCA, petit havre de paix au milieu du chaos où nous posons les sacoches pendant deux nuits. Alors que nous pensions descendre libres et seuls sur la route pendant 50 km pour poursuivre notre chemin, c’est plutôt entre les voitures que négocions les lacets de la route pentue. Si bien que cela nous prend trois heures descendre, dans lesquelles nous avons froid (hourra!) et que nos mains et bras sont engourdis à force d’être en position de freinage. Mais nous n’avons pas froid longtemps et en arrivant sur la plaine, c’est comme si la chaleur nous avait percutés d’un coup. La mousson se faisant attendre, nous apprenons que l’Inde vit une canicule incroyable et qu’au moins 1500 personnes sont mortent des effets de cette vague de chaleur qui a atteint 50 degrés par endroits! Ce n’est donc pas dans notre tête qu’il fait chaud...
C’est donc avec une certaine hâte que nous voulons atteindre Munnar, notre dernier défi en altitude. Avant de retourner dans les montagnes, une plaine d’environ 70 km de long nous attend. Ah, un véritable jeu d’enfants, se dit-on après toute cette montée! Mais on comprend vite notre erreur, cette plaine étant l’unique brèche dans une chaîne de montagnes de plus de 1600 km de long et donc, l’unique porte de sortie du vent qui provient de la côte. Un vent féroce et constant nous balaie de face et de côté et on comprend vite pourquoi un champ d’éoliennes a été érigé à cet endroit. Pendant plus de 40 km, on voit des éoliennes aussi loin que notre regard porte et dans cet environnement quelque peu désuet, ce signe de progrès est un contraste frappant.
Un champ d’éoliennes entre Ooty et Munnar.
Au moins le paysage devient plus attrayant plus nous approchons de Munnar. Notre montée de 1500m se fait presque toute seule tant notre environnement est agréable. Nous sommes sur une route déserte, entourés d’une nature généreuse et foisonnante. C’est la première fois en Inde que nous nous sentons réellement immergés dans la nature et si ce n’était pas de la route goudronnée qui scinde ce magnifique parc naturel en deux, on se croirait presque seuls au monde... La forêt fait ensuite place à un autre spectacle surprenant, une véritable marée de plantations de thé. Pendant toute la journée qui nous mène à Munnar, nous longeons la rivière Pambar, dont les berges abruptes ont été converties en plantations. Le mélange entre cet environnement naturel initial et l’invention de l’homme en fait une route sublime sur laquelle nous pédalons allègrement, malgré son dénivelé positif important. Nous atteignons ensuite un petit col, plongé dans les nuages et descendons heureux vers Munnar, ville où il y a plus de magasins de thé que d’habitants!
En arrivant au col, on rentre dans les nuages.
Il ne reste alors que 140 km jusqu’a Kochi, ultime destination de notre séjour dans les collines, dont 50 km de descente. On commence à être fatigués, on a hâte d’arriver et de se reposer et on ne peut tout de même pas arrêter 30 km avant d’arriver... Alors, qu’à cela ne tienne, on se les tape en une journée! Une longue journée, certes, mais nous sommes bien arrivés et on peut maintenant se la couler douce pendant quelques jours... On prépare maintenant la suite de notre aventure en sol indien et vous saurez dans un peu moins de deux semaines où nous poserons nos roues. Où cela peut-il bien être...?
On pédale dans les plantations...